(Une femme parle à sa chienne qui va mourir dans trois jours. Elle est assise sur une chaise près d’une fenêtre, dehors. Devant une vieille maison.)
Chienne, ma chienne, ma chère chienne
tu vas mourir quel sentiment étrange
Chienne, ma chienne, ma chère chienne
tu vas mourir j’appelle ça ton heure-de-nuit
Chienne, ma chienne, ma chère chienne
tu vas mourir en trois petits points, ceux qu’on dit de suspension. Suspendue à ta fin je suis, sans point d’exclamation. De toute façon, je hais les points d’exclamation. On en voit jamais sur les panneaux dans l’espace public ou sur les menus des restaurants ce n’est pas pour rien. On en voit jamais sur les pâtés que tu mangeais avant ton heure-de-nuit. Imaginez un peu ce que ce serait
POULET ! AGNEAU ! CANARD ! SANS CÉRÉALES ! POUR CHIOTS ! DE 1 À 12 MOIS ! HE HO ! DE 1 À 12 MOIS ON A DIT ! CHIEN SEÑOR !
Chienne, ma chienne, ma chère chienne
ton grand utérus ne sera plus. tu ne donneras naissance à personne si ce n’est qu’à mes larmes. À quoi ressemblent les utérus de chienne ? Les chiennes sont de bonnes mères, tu l’aurais été, si bonne, si jaune, si large.
Chienne, ma chienne, ma chère chienne
Je te survis. Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’en réalité tu ne vas pas donner naissance qu’à mes larmes, mais à plein d’autres choses plus fertiles. L’air implacable du dehors te survit aussi, tout comme mon utérus, et le coussin sous ma tête la nuit. Mon amour pour la fête. Les crêtes des balades matinales, ses yeux dans mes yeux, et l’humain que j’aime et qui m’aime en retour.
Notre vie trouée
telle est l’humanité
que nous crachons
aujourd’hui
(à son compagnon) Dans notre soupe alphabet, les quatre lettres de ton prénom ne sont pas. Je les cherche pour les gober mais tant mieux si je ne les trouve pas, leur acidité-trop-acide brûlerait mon estomac de ruminante assiégée par sa haine pour les trous.
(à son compagnon) Sers-moi encore un bol de soupe mon amour je suis lourde
la mort de mon animal me rend lourde je suis lourde
Chienne, ma chienne, ma chère chienne,
le jardin est vide sans ta truffe l’enclos des poules est bien triste sans leur regard inquiet de te voir les approcher de trop près. Ma carnivore-beauté, carnivore, beauté.
Ta mort ne te rendras pas muette, bien au contraire, je te promets que j’entendrai tes aboiements dans le salon, encore.
Chienne, ma chienne, ma chère chienne
tu gigotes encore devant moi, ignorante de la fatalité qui t’attends (elle regarde au sol, comme si la chienne était là. Peut-être qu’elle l’est), on pourrait presque t’appeler Demain. Ce serait un si beau prénom.
Chienne, ma chienne, ma chère chienne
Astrologiquement je te regarde (elle ouvre un journal) je lis ton horoscope. AMOUR. Au beau fixe. TRAVAIL. Reposez-vous fièrement. SANTÉ. Attention à la gorge. Ta gorge, belle gorge qui laisse passer la salive de tes derniers crocs, de tes dernières notes graves, celles de tes appels vers moi, pour un jeu de bâton ou une promenade, même si ta-gorge-ta-voix c’est bien plus que ça c’est toute ton intelligence, ta conversation, l’articulation de tes émotions chiennales.
(elle commence à s’énerver, elle devient rouge, par le corps ou les vêtements) Tu as mordu la fois de trop, tu as mordu par-delà la morsure, tu as mordu par-dessus le trou, par-dessous les trous. Je n’ai pas mordu avec toi, ni personne, aucune solidarité dans la morsure. Tu as été la seule à en avoir l’audace. De le faire là où tout le monde se prive malgré l’envie.
(elle se lève)
Alors, promis, je dirai à tout le monde
ta fourrure ton souffle tes coussinets
ta truffe ton souffle tes oreilles pendues
ta matière ton souffle ton squelette
(elle se dirige vers un micro un peu ringard, style karaoké cringe)
Ecoute, j’ai écrit une chanson
(elle tape le temps sur sa cuisse mais n’est pas satisfaite du son, alors dans ses mains mais pareil, elle trouve autre chose, une gamelle avec écrit le nom de sa chienne et une cuillère en bois encore sale de sauce bolognaise)
♬ Meurs, meurs, tranquillement
Flaire, flaire, ton chemin
Ma chienne en mourant,
Tu me fais trouver le bon mouvement
♬ Meurs, meurs, tranquillement
Mord, mord, l’écartèlement
Entre ce qu’on sent de la vie et la vie elle-même
Ma chienne, fais-moi confiance
Pour continuer de mener la danse
(elle danse)
Ma chienne, fais-moi confiance
Pour continuer de suivre la danse
(elle danse toujours en laissant échapper des aboiements, les lettres du prénom de sa chienne, et toutes sortes d’horoscope pris dans des journaux régionaux)
(à la fin de la danse, elle est comme saisie d’un grand appel spirituel et se met à prier. Elle parle comme une incantation)
Zébrure dans ma vie par la zébrure de ta mort.
J’ouvre le journal et je vois un portrait de toi.
(elle sent qu’elle reçoit une réponse et sort tout d’un coup de son état spirituel)
Tu me dis de contacter un photographe animalier ?
Pour faire mon propre portrait ?
D’accord ! Je le ferai !
(elle se remet en état spirituel de manière ON/OFF)
Chienne, ma chienne, ma chère chienne
Comment seras-tu une fois morte ?
(la chienne) stablement en poussière
(elle sursaute, OFF/ON)
(la femme, tentant une approche) Que ressentiras-tu ?
(la chienne) De la joie sous forme monumentale
(la femme, fière d’elle-même) Et que ressentiras-tu encore ?
(la chienne) chaleur et joie, joie et chaleur
(la femme) Et tu…
(la chienne) et oui, ne t’inquiètes pas, j’aurai un panier très douillet acheté dans un magasin animalier haut de gamme
(la femme) tu me vois rassurée
(un temps)
(la chienne) Je ne rêverai pas à toi souvent, tu sais
(la femme) Je me le figure
(la chienne) Mais quand je le ferai, ce sera pour de vrai. Ce sera épais, grossier comme de la terre meuble, palpable et cartographié.
(la femme) tu penseras à ma mâchoire ?
(la chienne) oui. à tes canines qui peuvent tout
dire, croquer et fendre.
chanter, trancher et prendre
(la femme) tu penseras à mes cuisses ?
(la chienne) oui. à tes pieds qui peuvent tout
danser, envahir et conquérir
parcourir, sauter et supporter
etc.
(la chienne) Je dois te laisser maintenant.
(un temps)
Rêve, ma petite,
à ce qui est.
Car rêver à ce qui est,
ça s’appelle vivre.
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