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Je n'ai plus envie que mon chant s'appelle silence

 Se terre

Plus qu’une poésie du silence, j’ai le sentiment que ma poésie est une poésie qui se

tait.

Le silence désigne directement un espace sans paroles, alors que le se taire désigne un

espace sans paroles en tant qu’il est empêché soit involontairement, soit volontairement.

Il y a un endroit que de toute façon ma poésie ne peut pas dire parce qu’elle ne sait

pas. J’écris parce que j’ignore. Alors, peut-être qu’en plus d’être une poésie de la terre, ma

poésie est une poésie du se taire. Plus qu’une poésie de ma terre, ma poésie ne fait que se

terre. La poésie, une parole qui se tait. Qui toujours cherche à se taire un peu, se cacher.

Elle se tait, se terre, s’enterre. Je me mets à terre, je me mets à taire, tout en écrivant, car

néanmoins, il y a un endroit qu’elle sent à défaut de savoir, et qu’elle souhaite dire en dépit

de cette ignorance. Ses mots sont chargés de ce double mouvement.

J’écris sous le coup de cette étrangeté.

Il y a du silence dans le cri


Cri et silence ont ce point commun qu’ils sont deux modes de communication témoi-

gnant du fait qu’un espace de parole plus serein nous a été refusé, rétréci, aplati, voire


retiré, supprimé, ou peut-être aussi nié. On crie quand on ne peut pas s’exprimer libre-

ment ou avec apaisement, on se mure dans le silence quand on est pétrifié, paralysé. Et la

poésie peut elle aussi naître d’un espace restreint. Le silence est parfois synonyme de plus

de violence qu’un cri. Ce n’est pas la rime qui dira le contraire.


Le silence est un secret


    Rester en silence, c’est garder un secret. C’est taire une vérité. Le silence, c’est toujours

le silence de quelque chose. Il n’existe pas de silence absolu. Le silence est un secret. La

poésie est la lutte sans gagnant du silence et du mot. Et quand j’écris de la poésie, je cherche

le secret. De famille, du monde, de l’amour. Des mots. La chose qu’on garde mais que je

vais faire sortir. C’est pour cela que ma poésie se terre, elle creuse pour déterrer le secret.

Je travaille et j’ai toujours travaillé la sortie du mot. Je travaille à le faire sortir. Parce que

ça ne va pas de soi, dire des mots. On pourrait les faire rester dans nos pays intérieurs,

dans nos organes, ils bouillonneraient, ils mijoteraient, et on aurait des ragoûts de mots,

et ils périmeraient, et ils s’évaporeraient. On aurait l’intérieur qui pue. Ou pire on serait

pleins de larves, des larves du dedans. Moi, je préfère avoir des lombrics. Dans les terres

de mes entrailles ils mangent le secret pour le faire ressortir bizarrement. Sous forme de

poème qui se tait. Tous mes poèmes disent «le secret est bien gardé». Alors, je cherche

toujours. Je recommence. Je prends ma pelle. Chaque poème est une pelletée. Creuser

dans mes taires.


"J’écris en pleurant. J’écris en riant. J’écris contre le froid et la peur. En vain,

quelque chose me guette. Quelqu’un m’expulse de moi-même. Je n’ai plus rien à dire.

Je ne peux même plus m’en plaindre. Le silence a détruit ce qu’il s’était proposé: restent

quelques poèmes, tels les os d’un mort. Des poèmes que je ne comprends pas, que je

travaille et que je modifie durant mes nuits de peur. Le sens du mot le plus simple a

disparu. Et je me presse encore, je retombe encore, avec une espèce d’urgence, dans ces

états de négation et d’étonnement... ‘qui ne débouchent sur rien’. Une très légère pres-

sion, un frôlement invisible sur ce qui t’est hostile et tu n’écriras plus. On est à quelques

pas d’une éternité de silence." ALEJANDRA PIZARNIK


En creusant pour réduire le silence, on l’agrandit ?


La langue elle-même se tait


    Je ne sais pas ce qu’est cette folie que la langue. Je travaille la langue sans pouvoir dire

ce qu’elle est. La langue elle-même se tait. D’où vient qu’on parle? Que la viande s’exprime?

je demande avec Novarina. J’écris précisément parce que j’ignore la réponse. Je visualise

le langage comme un gigantesque mur infranchissable, la grande vague d’un tsunami qui

ne cesse d’être en train de nous arriver, et donc de menacer de nous noyer, mais sans jamais

nous noyer vraiment, ou bien une grosse motte de terre dans laquelle j’essaie de puiser de

mes deux mains d’artisane de la langue la matière de mes poèmes. Je creuse, j’attrape. Je

forme des petites boules de terre comme on pourrait le faire en atelier de céramique ou

comme, enfant, je pétrissais de mes deux mains pour former des boules de neige pour

certains malicieux projets, ou bien je sculpte une statue plus imposante lorsque je conçois

un livre, mais toujours dans une forme zarbie, dans cette glèbe foldingue.


Une voix parle ou bien crie de loin

    Parfois, la sensation qu’une voix primitive nous souffle la réponse.

Faire parler cette voix lointaine est le devoir impérieux du poème. Se laisser traverser

par cette sorte de sentiment océanique (ou tellurique!) intérieur très fort. C’est quand

même un peu dinguo comme expérience, les poètes sont des dinguos de se laisser faire par

ce sentiment du vaste. Dans Bouche-Fumier, je parle à trois reprises de «la vaste maison

de l’existence». De toujours être conscients du cosmos, conscientes qu’on sait des choses

qui ne nous concernent pas directement, qui nous dépassent, et qu’on ne peut pas exac-

tement dire, mais dont on a l’instinct, alors imparfaitement on essaie; mais toujours,

toujours, quelque chose se tait. La voix parle ou bien crie de loin, donc on ne l’entend pas

bien, donc on ne comprends pas tout, mais on écrit quand même, tout en sentant qu’il

manque des informations, qu’on comprend sans comprendre, qu’on pense savoir au fond

de soi, alors, toujours, regarder son poème et voir que malgré tous les mots qui le compo-

sent, il se tait. Se dire alors que son écriture est comme doublée d’un voile. Sa parole, d’une

brume que l’on ne contrôle pas. Et Philippe Jaccottet d’écrire dans Pensées sous les nuages

: «Je suis comme quelqu’un qui creuse dans la brume/ à la recherche de ce qui échappe à

la brume». La brume a été ma première obsession poétique bien avant le foin, et l’a été

pendant longtemps.


Ainsi, le poème peut se taire mais jamais la poétesse ne se taira volontairement. «Qu’est-

ce qu’il se passe si tout le monde se tait?», est-il écrit dans Ruralités (Les Carnets du Dessert

de Lune, 2021), sous-entendant que cet état n’est pas souhaitable. J’écris, je prends donc

la parole, inévitablement. C’est juste que cette parole est secrète. Elle garde en son sein sa

grosse parole, pleine de l’appétit de dire. 

Je me rappelle cette performance que je réalise au festival de poésie Tournez la plage

2022, à La Ciotat, qui débute par «On ne m’entend pas». Je suis au fond de la scène, loin

du micro, j’avance lentement vers celui-ci, jusqu’à l’atteindre, mais ensuite je le dépasse

pour aller proche du public. On entendra ma voix correctement amplifiée que quelques

secondes avant de l’entendre s’éloigner à nouveau alors même que mon corps est proche

du public. La poésie, ça peut être ça : entendre très proche une voix lointaine. C’est un

privilège. Lire ou entendre la poésie de quelqu’un est toujours un privilège.

Ce n’est pas forcément parce qu’on est le plus proche qu’on nous entend le mieux.

La poésie est une voix qu’on perçoit de loin. Elle est loin dans l’être qui l’écrit. Comme

si l’être était un paysage de montagne et qu’on voyait au loin une antenne météorologique,

ou une croix au sommet d’un mont, comme la Croix du Garlaban, qu’on peut apercevoir

à Aubagne, qui les jours de plein soleil se confond avec les nuages dans une blancheur

aveuglante. Ce n’est pas forcément le soleil au zénith qui donne la meilleure vue. Parfois,

cette voix nous fait le cadeau de s’avancer, on l’entend mieux, mais c’est souvent éphé-

mère, et ce n’est pas forcément souhaitable de l’entendre parfaitement. La poésie est aussi

cette recherche, ce défi pour la poétesse, d’écrire cette voix imparfaite, décalée, bizarre.

Ce serait comme

d’un silence loin

entendre la voix.

Une grosse voix énervée

Il y a donc pour moi dans tout poème, en toute poétesse, en tout poète, une voix qui

cherche à parler. Tout cela est quand même une affaire de parole. On parle. Et cette voix

qui convoque des endroits propices à la parole à l’intérieur des autrices et auteurs. Il y a

d’autres endroits qui ne sont pas propices à la paroles d’ailleurs. Elle se prend un mur. Elle

demande, on ne lui répond pas. Mais la voix continue, elle insiste devant ces endroits qui

persistent en chaque poétesse et poète. Elle insiste car elle n’atteint – ni n’attend d’ailleurs

– jamais la juste parole. Ou si peu. Ou si oui, peu longtemps. Il y a une profonde inca-

pacité de la poétesse, pour moi. C’est pour ça qu’elle persévère. Si on savait parler, on ne

parlerait pas. Si on savait écrire, on n’écrirait pas. Je ne dirai donc pas que c’est une petite

voix, c’est la grosse voix. Une grosse voix énervée parce que c’est énervant, l’absence de

réponse du mur qui se tait en nous.

Heureusement, il y a la poésie des autres. Entre humains, on vient se combler nos

endroits de silence, chacun chacune, en se complétant. Mes endroits de paroles sont tes

endroits de silence et vice et versa. Et parfois, terrible coup du sort, nos endroits de silences

sont les mêmes.


De fausses paroles, c’est ça aussi, l’autre nom du silence


    Cette voix en demande est aussi une voix qui exige du vrai, face à la fausseté du reste

des mots. Parfois elle va trop loin chez moi obsédée qu’elle est de servir cette noble cause

un peu idéaliste. Alors, une sensation de trop de mots, comme si je cherchais à combler

un puits sans fond de fausses paroles, celles auxquelles on est malheureusement confrontés

quotidiennement, avec des paroles qui tentent désespéremment d’être vraies, de la poésie.

De fausses paroles, c’est ça aussi, l’autre nom du silence.

Peut-être la poésie nait-elle aussi du silence des non-dits qui ne sont pas les miens et

qui appartiennent à mon histoire et à la grande Histoire et dont je me fais l’héritière pas

si triste, puisqu’il me «permet» d’écrire de la poésie? Ce qui est tu fait écrire.


D’où vient le cri


    Je ne crois pas que ma poésie crie. Au sens de produire un bruit fort et violent, parfois

revendicateur, militant. Cependant, mes mots sont très épais. Massifs. C’est aussi pour

cela qu’elle ne chuchote pas, comme chez d’autres poètes dont je me sens pourtant très

proche: « ces mots une errance qui chuchote» (Maxence Amiel, Par la fenêtre tardive). Mes

mots ainsi épais peuvent crier très fort par endroits. En outre, il y a beaucoup de vallons

dans mes poèmes, des montagnes, des vallées, du relief. Alors, forcément, ça fait écho. Et

cet écho produit un texte distordu. Cette distorsion peut faire le poème. Cette torsion est

fertile. Même dans mes poèmes de maisons (donc intérieurs, a priori sans écho), cette

distorsion est présente. On entend des crissements, peut-être, plutôt que des cris (pour

moi ce dossier s’intitule poésie, crissements et choses tues!). La parole va cogner contre les

parois. C’est une affaire de profondeur. Je m’intéresse davantage je pense, dans ma poésie,

à là d’où vient le cri plutôt qu’à là où il va. Sa cause plutôt que son impact, sa caverne

plutôt que son combat.

Il me vient probablement d’un état où je ne suis pas douée de parole, un endroit où

je suis encore capable d’aller car je protège ma poésie ou bien peut-être parce que j’ai une

infirmité langagière qui m’est propre. En effet, le langage communicationnel m’a toujours

effrayée. Un espace poétique où il m’est possible de me déplacer dans le monde, dans les

« autres-qu’humain» (Héloïse Brézillon). J’ai des chagrins (et donc des cris) dans chaque

grain de terre.

« Le cri est toujours le début d’un chant »

Antonin Artaud disait à Colette Thomas, pour désigner notre pomme d’Adam, « la

boule à cri », et on dit « avoir une boule dans la gorge», lorsqu’elle est nouée et qu’on ne

peut plus parler. Le mot «boule» est venu récemment envahir le début de mon troisième

livre, Bouche-Fumier, qui roule dans l’étonnement de la langue. Le cri est une voyelle

longue. Un son. C’est primaire. Comme le nouveau-né. Le babil de l’enfant. Il y a donc

du silence dans le cri, au sens d’un défaut de mots. C’est cela que je vais chercher dans

mon travail performatif. En outre, dans mes performances solo, il y a toujours un moment

où je reviens au râle, qui se transforme en rythme d’une syllabe répétée, puis en petit chant.

Un départ de chant, comme un départ de feu.


Le cri est toujours le début d’un chant, me souffle mon compagnon, citant là le titre

d’un film de Clémence Ancelin (2018).


Bègue en poésie


    J’ai le droit d’être bègue en poésie. Le silence n’y est pas total, ni au bon endroit, il ‘y

trouve peut être en saccades, mal distribué, se situe entre ces mots incongrus, inattendus,

au cœur du bégaiement qui est ni plus ni moins que le courage de tenter d’écrire alors

qu’on est tout entière remplie de silence et d’ignorance.

Je me situe davantage poétiquement dans quelque chose de l’ordre du dire abîmé,

imparfait, de ne pas savoir vraiment dire, bien dire, comment dire. Mais peut-être cette

parole abîmée est-elle la fille du cri et du silence réunis. Peut-être y a-t-il toujours un cri

dans mon silence taiseux, et toujours un peu (ou beaucoup) de silence dans mes petits cris

versifiés. J’ai toujours pensé que j’écrivais parce que je ne savais pas parler, comme une

petite gnome qui ne saurait parler que poétiquement.

Quand je ne sais pas parler, je marmonne, puis je psalmodie, puis je chantonne, puis

je chante. Quand je ne sais plus chantonner, j’écris un poème. Quand je ne sais plus écrire

mon poème, je me mets en mouvement, je danse. Quand je danse, je ne sais pas parler.

Quand je ne sais pas parler, je marmonne, puis... etc.


Le silence comme une masse

    On ne peut pas oublier que la poésie, originellement, départurement, c’est du rythme,

c’est de la scansion, c’est du chant. On avance comme ça avec la langue, on élabore des

pauses, et donc des silences. Ce silence est la condition des mots. C’est lui qui les rythme,

nous en fait sentir la masse: ceux qui sont les mots les plus légers, qui sont ceux les plus

lourds sur la page. J’utilise le silence comme une masse («éloigner le silence dont tu n’as

pas peur mais dont tu sais le poids» Camille Readman Prud’homme, Quand je ne dis rien

je pense encore – un titre qui se tait) dans mes lectures-performances. Ainsi, aucun moment,

aussi silencieux soit-il, n’est désinvesti de langage. Je parle de « poésie investie». Je fais

passer du silence-qui-parle dans mes pauses rythmiques du débit de ma voix, dans les direc-

tions de mon regard, le positionnement de mon corps. J’investis de poésie l’entièreté de

ma présence sur la scène. Je charge mon corps pour les minutes où il sera sur l’espace

scénique.


C’est se taire qui fait naître des mots-pas-pareils


    Dans le poème, on ne raconte pas le silence. Il peut être contenu dans le mot même,

dans sa moëlle épinière. Et ces mots, concernés par l’écharde du silence, sont différents

selon les poétesses et les poètes. Les mots sont avant tout des forces. Ils dessinent des lignes

de force dans les textes par leurs énergies quasi physiques, leur charge, leur électricité. Quels

sont les mots, dans mon écriture, qui sont chargés de silence? Refuge, foin, je pense. Au

moins. Marie-Hélène Lafon, qui me fait l’avant-propos de Ruralités, dit volontiers en entre-

tien que pour sa part, ayant un rapport trop émotif à ceux-ci, il y a des mots qu’elle n’écrit

pas et qu’elle n’écrira jamais dans ses romans. Il y a donc des mots qu’elle tait volontaire-

ment.


C’est se taire qui fait naître des mots-pas-pareils. Les mots qui dépassent ma barrière

du se taire sont chargés. La charge des mots en poésie est fascinante, ce qui fait que le

même mot, mais pas chez le même poète, recouvrera des signifiés parfois très différents

est le spectre du se taire du poète concerné ou de la poétesse concernée.

Depuis toujours je cherche la vérité sous les mots

J’accorde une très haute importance à l’aspect vitaliste de ma poésie. J’aime la poésie

qui fourmille, qui gigote. Cette vita poetica (Pinson), en ce qu’elle est mise en rythme,

laisse toute sa juste place aux pauses. Elle ne laisse pas la blancheur du silence recouvrir

tous ses mots, sous prétexte que le langage poétique se doit d’être ainsi «rendu élégant».

Je cherche un rapport plus direct, plus franc. D’après certains linguistes, la langue d’oc

dont je suis l’héritière serait plus franche à cause de l’absence de préposition, créant ainsi

un chemin plus direct du verbe à la chose. Depuis toujours je cherche la vérité sous les

mots.


Dans une perspective écopoétique, dialoguer avec

    Il est nécessaire de faire un tant soit peu silence en soi pour laisser parler une voix

particulière, la voix singulière de la poésie. Peindre un endroit de sa cage thoracique couleur

silence pour qu’un bout coloré de langage vienne s’y loger. Peut-être que la poésie, c’est

un peu silence dans le dedans de soi. Une part silencieuse dans le langage de tous les jours,

et qui apparaît quand on sait dialoguer avec. Bergson parle de «la politesse du cœur», pour

désigner cette capacité – à cultiver – d’accueil en soi ce que pourrait penser l’autre et qui

serait différent de notre pensée. Peut-être que la poésie est une polie du cœur, car si elle

est, sans nul doute, une affaire de mots, elle demeure néanmoins également une affaire

d’écoute. Et pour être à l’écoute, il faut se mettre en silence. Et dans une perspective écopoé-

tique, l’écoute de la poétesse n’est pas une absence totale de bruit mais une écoute accrue

des bruits harmonieux de l’environnement. Je conçois mon travail écopoétique comme

l’écoute du non-humain, comme d’autres avant moi, mais pas uniquement: surtout comme

un véritable dialogue. Une vraie conversation qui ne fait pas fi des choses plus hostiles ou

plus dégoûtantes qui le composent. Je crois que c’est pour cela que j’aime parler de maré-

cages, de fumier, d’orvets, et que j’aime écrire des mots de patois ou issus du langage fami-

lier dans mes poèmes. J’aime profondément les mal-aimés de la «nature», qui pour moi,

soit dit en passant, n’est pas verte. Elle est multicolore, fluide, Protée, queer. Il suffit de

l’observer une année durant pour s’en rendre compte.

"Dans une sorte de rapport au monde qui peut rappeler, malgré les différences

culturelles, celui des chamanes, la poétesse incorpore en son être les choses sans hiérar-

chisation: le sale, le circulaire, l’air, le chaud, le froid, la lumière, le bulbe, la maison,

le mouvement, la durée, la métamorphose ou le protéiforme, le rythme, la fente, le

liquide, la fibre, la noirceur, la maladie. Elle ne choisit pas entre tout ça, elle accu-

mule, palimpseste, des relations à tous ces motifs qui font la grande planète. Son corps

est un système dans le système qui instaure une poétique de l’espace pour y déceler des

intentionnalités multiples, entrer en relation avec celles-ci afin de tenter d’accéder à

l’invisible.

[...]

J’aime l’idée que l’écrivaine poétesse fait voir cette qualité protéiforme, cette capa-

cité de métamorphose. Sa bouche est radicante, donc, sa bouche peut se faire fumier,

au sens d’un matériau qui est un mélange de ce qui sort du corps et de ce qui se récolte,

puis au sens de matière fertilisante à laquelle s’agrègent d’autres espèces vivantes, et

enfin, au sens de matière qui se décompose pour fournir les nutriments nécessaires au

sol où il est déposé afin de faire pousser quelque chose – autre chose. Il s’agit d’un cycle

que peut adopter la bouche de la poétesse: fertilisation-croissance-ingestionnutrition-

digestion-expulsion-hybridation-décompositionépandage, et on recommence. Éjecter

pour créer, mourir pour faire naître"

Arriète-propos de Bouche-Fumier

C’est comme cela que je conçois mon axe de travail écopoétique. Une conversation

franche.

La poésie n’est pas contempler le monde ni le consommer. Je crois que c’est plutôt

dialoguer avec le monde, ce qui serait une harmonie entre les deux « options» précédentes,

puisqu’on ne peut pas subsister sans consommer, et que l’on est incapable d’être sans cesse

dans l’action. Ni trop peu, ni trop en faire. Faire juste. Si on exploite, le faire « amoureu-

sement», comme le dit Giono, et si on contemple, s’arrêter avant d’idéaliser. Tout cela

conduit je le crois à un silence nourri. C’est-à-dire, un silence appuyé. Une manière de se

taire qui parle. C’est le protagoniste de Perfect Days de Wim Wenders, ce fut ma grand-

mère avec ses animaux, et ce sont tous mes matins quand je suis chez moi, lorsque je me

lève dans l’harmonie certaine d’un endroit rural, et tous mes soirs, alors que je comprends

que, par ce dialogue que je mets un point d’honneur à entretenir avec ce qui m’entoure,

silence et bruit se réconcilient dans ces moments tout aussi crépusculaires que lumineux.

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